Jean Baptiste Lefort, garde au château de Bourneville

C’est grâce aux archives conservées sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, que j’ai découvert le poème À mon vieux garde chasse, écrit par François-Auguste Fauveau de Frénilly, un poète, mémorialiste et Pair de France ayant vécu aux XVIIIè et XIXè siècles. Si ce poème m’a particulièrement intéressé, c’est tout simplement parce qu’il rend hommage à Jean Baptiste Lefort, ancien garde-chasse du château de Bourneville, dans l’Oise, dont le baron Fauveau de Frenilly fut propriétaire. À travers ce poème, nous découvrons les grandes lignes de vie ainsi que le caractère et le quotidien du vieil homme qui a passé un grande partie de sa vie à servir le château. Cet homme, Jean Baptiste Lefort, est mon AAAAAAA-grand-père, mon ascendant à la neuvième génération. Il est décédé dans une chambre du château de Bourneville en 1806 et le poème fut publié l’année suivante dans un recueil simplement intitulé Poésie.

Épitre VII

À mon vieux garde-chasse

Hé bien ! heureux Lefort, patriarche rustique !

Adbiquant de mes bois le ministère antique,

Te voilà, vieux soldat, suivi de ton vieux chien,

Assis sous ce tilleul ton vieux concitoyen,

Que fais-tu chaque soir lorsque la nuit prochaine

Vers ton banc quotidien à pas lents te ramène ?

Tu n’a point fait de procès; ton coeur est sans chagrin:

Dieu n’a point fait pour toi les soins du lendemain:

Tu respires, tu vis, tu possèdes sans peine,

Et c’est moi qui me tue à régir ton domaine.

Tu vis de ce château poser les fondemens;

Tu t’en souviens encore: il a quatre-vingts ans.

Ce tilleur aux longs bras dont la voûte t’ombrage,

Tu le plantas enfant; il a bientôt ton âge,

Et ces murs, ces vergers, ces bois et ces jardins

Sont tous tes compagnons et tes contemporains.

Paisible usufruitier de ce bonheur champêtre,

Tu mourras comme un arbre aux lieux qui t’ont vu naître,

Sans les avoir quittés; car, si dans ton printemp

Le démon des combats te fit errer deux ans

Des murs de Berg-op-zoom aux campagnes d’Hanovre,

De ce pays conquis vainqueur modeste et pauvre,

Tu revins, préférant l’humble chaume aux lauriers,

Rendre tes derniers jours à tes premiers foyers,

Où depuis soixante ans des enfans et des pères

Tu vois se succéder les races passagères,

Où tu vis par trois fois les seigneurs du château

Conduits à la lisière et portés au tombeau,

Et voisin de cent ans, tu pourras voir encore

Vieillir le quatrième et le cinquième éclore;

Semblable à cet antique et fameux d’Épernon

Qui vit jusqu’à six fois ses rois changer de nom

Et qui de près d’un siècle amassant la mémoire

Comme un vieux monument témoignait dans l’Histoire.

Oh, quand assis au frais par un beau soir d’été,

Ton bâton à tes pieés, ton chien à ton côté,

Tu parcours du vieux tems la chronique infinie

Et refais pas à pas les routes de ta vie,

Combien n’y vois-tu pas de faits, de changemens !

Que ta mémoire est riche en grands événemens!

Non de ceux, il est vrai, qui partagent le monde:

Ton monde, à toi, s’étend deux milles à la ronde.

On ne t’a rien appris des Grecs ni des Romains,

Et jamais de Vertot n’es tombé dans tes mains.

Mais tu sais mieux que lui quelle vicissitude

A des enclos voisins troublé la quiétude,

Où, comment, en quel tems pour un saule indivis

La discorde intervint entre deux vieux amis;

Par quel exploit Thomas assigna son compère,

Comment ces deux rivaux, dignes d’un autre Homère,

Par devant le fiscal ont dix ans combattu

Et qui sortit vainqueur et qui resta vaincu.

Tu sais combien l’amour a troublé de mênages,

Combien Marolle a vu de morts, de mariages,

Combien, bon an mal an, on y bénit d’enfans,

Quels curés ont prêché depuis quatre-vingts-ans,

A quels grands magisters l’école fut soumise,

Quels chantres tout à tour ont brillé dans l’église;

Tu sais qui fut bedaud, porte-croix ou sonneur,

Qui tint sa place à l’œuvre ou son rang dans le chœur, 

Les noms des marguilliers, et tout ce qu’un long âge

Amasse de savoir dans la tête du sage.

Il te souvient surtout de ce débat fameux

Qu’un jeu d’arc autrefois excita dans ces lieux,

Lorsque tous mes états, Marolles et Bourneville,

Retentissaient du cri de la guerre civile

Et qu’archer contre archer deux peuples mutinés

S’armaient pour deux cartons de devises ornés.

Guerre qui rappela dans sa vaste furie

Celle qui pour un seau mit en feu l’Italie.

Tu dirais dans quel tems leur querelle éclata,

Quels chefs la suscitaient, quel parti l’emporta,

Quel cabaret voisin vit leurs longues batailles,

Et quel pasteur enfin appaisa ses ouailles:

Tandis que seul en paux entre tant de combats,

La bandoulière au dos, le fusil sous ton bras,

Protecteur matinal du gibier de ma terre

A ses seuls ennemis tu déclarais la guerre:

Tantôt crucifiant aux portes du château

Un milan convaincu du meurtre d’un perdreau;

Tantôt investissant la maison souterraine

D’un renard engraissé de lapins de garenne.

Combien de mes taillis tu redressas de torts!

Que tu saisis d’engins, affirmas de rapports!

Dans combien de délits ta plume octogénaire

A du bailli défunt lassé le ministère!

Que ces jours glorieux sont doux à retracer!

Et si dans ce moment quelqu’un vient à passer,

Qui n’ait que quatre fois entendu ton histoire,

Que tu cours avec joie en orner sa mémoire!

En vain prétendrait-il, averti du danger,

Par un détour adroit te fuit sans t’affliger:

Tu sais, vieux caporal, par une marche habile,

Surprendre en un tournant son oreille indocile:

Il saura dans quels mois tu conquis Berg-op-zoom, 

Quel prêtre à Fontenoy chanta Te Deum,

D’Hastembek emporté les palmes trimphales,

Et de Marolle enfin les mortelles annales.

Et si, faute d’avoir commencé le matin,

La nuit trouve en tombant ton récit en chemin,

Tu sauras réparer ce contretems funeste,

Et demain dès l’aurore il entendra le reste.

Poursuis, mon vieux Lefort, et puissent tes vieux ans 

Du droit de bavarder jouir encor longtems!

Jamais, en racontant ton histoire infinie,

Tu n’as rien pu trouver à cacher dans ta vie.

L’univers est en paix avec tes cheveux blancs,

Et tu n’as point rougi depuis quatre-vingts ans.

Voilà le vrai bonheur. Heureux dans sa carrière

Qui peut, tout près du but, regarder en arrière,

Revenir comme toi sur son chemin passé

Et le finir en paix comme il l’a commencé.

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